Comparatif néo-vintage: Ducati Scrambler Urban Enduro – Kawasaki W800 – Triumph Scrambler

Essais Motos Vincent Marique
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Dans la barbe d'un hipster !

Paradoxalement, tout ce qui est rétro est devenu moderne. Les hipsters sont partout, vêtus de chemises de bucheron, le visage vieilli d’une barbe fournie soigneusement cirée. Accessoire suprême de leur coolitude: un vieux twin de préférence. Ou un faux vieux, c’est mieux. La Ducati Scrambler, nouveauté 2015, nous invite à nous replonger dans leur univers.

La scène des motos classiques est en pleine ébullition, on ne compte plus les motards qui décident de rouler vintage. Cependant, il importe de distinguer deux grands clans: d’un côté les adeptes de l’authenticité, des machines d’époque et de la clé de 13’’; de l’autre les nouveaux jeunes barbus sensibles à un univers iconique et looké que leur (re)vendent les constructeurs. Soucieux de leur image et d’un style de vie décalé, ils multiplient les accessoires et fringues les plus valorisants – et chers –, tant qu’il s’agit de cuir épais et de métaux nobles. Ces hipsters préfèrent trainer en ville, d’adresses branchées en adresses branchées, fréquenter les événements et meetings qui leur semblent de plus en plus consacrés. Un emploi du temps (libre) qui exclut les séances de mécanique interminables, à l’ombre d’un garage poussiéreux. Le temps d’un minitrip, nous nous sommes glissés sous la barbe de ces nouveaux motards au guidon de trois modèles emblématiques de la tendance vintage: la nouvelle Ducati Scrambler, la mère anglaise des néo-rétros, la Triumph Bonneville et sa copie qui a su se faire un nom, la Kawasaki W800. À moto, comme dans un film…

Trio métallique

Triumph, et plus récemment Ducati, possèdent dans leur gamme un modèle baptisé Scrambler. Hors Europe, nous avons bien sûr pensé à l’incontournable Kawasaki W800 qui, par chance, occupe encore le parc presse, qui plus est améliorée d’accessoires d’origine, dont des pneus à crampons – les hipsters adorent. Ce détail nous a donné l’idée de rejoindre une plage. La Ducati Scrambler nous est livrée dans sa version Urban Enduro, adorable avec sa petite grille de phare, son garde-boue haut, ses jantes à rayons ou son sabot de protection.  Quant à la Triumph Scrambler, on l’adore dans cette version selle mono, sacoches en cuir et échappement Arrow. Un trio très métallique et rock qui nous excite terriblement! Restait à régler la question de notre tenue, que l’on n’imagine pas autrement qu’au diapason. Faute de temps, impossible d’avoir pris contact avec les grands noms de l’habillement pour obtenir des cuirs de cheval, bottines de contremaîtres américains et autres accessoires premium vintage. Du coup, on a fait «avec»: jean, blouson en cuir court (de préférence le plus vieux disponible dans notre placard) et casque jet ou bol. Quelques fautes de goût au départ, comme les bottes sportives de Rik sous ses jeans. Pas grave, il a casé des sneakers dans son sac, juste pour les photos… Mathias porte une veste sans doute pas à sa taille (c’est un vieux modèle appartenant à mon épouse…) mais mieux que  le simili style «Pakistanastars» avec lequel il est arrivé le matin du départ, le genre à coller parfaitement à une CBR fluo des années 90… Quant à sa barbe, son supérieur dans la caserne où il travaille comme pompier l’a sommé de la raser, raison pour laquelle il n’a que quelques jeunes pousses de deux jours sur la peau… L’occasion de ressortir une vieille barbe afghane utilisée pour un carnaval, il y a bien longtemps. On le savait: ça va être fun!

Du Maroc à la Zélande

L’Afrique du Nord? La Méditerranée? Marrakech? Nous avions placé la barre haut mais le budget et le temps nous ont ramenés à une certaine réalité: la Zélande, tout près de chez nous mais pourtant tellement dépaysante. Le quatrième de la bande n’en demandait pas tant, lui qui assure l’intendance en camionnette. Ben oui, sinon où caser nos bagages pour trois jours, le matos photo, le bois pour le feu de camp et, le plus important, la bière, pour le soir? Avouons-le, accoutrés comme nous l’étions, le ridicule occupe notre esprit sur les premiers kilomètres. Mais très vite, nos trois montures évacuent nos appréhensions par leur très haut capital sympathie, leur évidence et leur simplicité. On se sent comme déconnecté de la vie courante, en vacances. Pas besoin de sélectionner son «mapping» ou de régler quoi que ce soit d’électronique. Pas de contrôle de traction ou d’ABS paramétrables, à quoi bon avec 48ch pour la Kawasaki, 75ch pour la Ducati et, entre les deux, 59ch pour la Triumph, à gérer. On reste loin de l’ambiance Fury Road, la W800 en particulier, en raison de courbe de puissance plate comme l’horizon – le couple pointe à 2.500tr/min – et de l’absence de hargne mécanique autant que de son. Pour les sensations, circulez! Mais le plaisir est ailleurs, sa boîte est agréable, de même que sa réponse aux gaz, si souple qu’il est presque impossible de caler même en roulant au pas sur les rapports supérieurs. Idéale pour débuter la moto avec style!

En face, la Ducati joue une partition plus latine. Avec au moins 16ch de mieux, près de 30ch dans le cas de la Kawa, elle dépose ses deux rivales mais c’est au prix d’une réponse aux gaz plus hachée et d’une boîte moins ordonnée, en plus d’un embrayage peu progressif. Des caractéristiques qui rendent l’italienne clairement moins reposante. La Scrambler Urban Enduro tire avantage de sa vivacité – poids contenu – en usage sportif mais en usage hipster, c’est-à-dire cool et posé, cette nervosité agace. Et la Triumph? Un caractère et des performances proches de la W800 mais avec ce petit plus identitaire qui fait la différence. D’origine, le twin parallèle de la Bonnie paraît très effacé mais l’importateur a eu la bonne idée de l’équiper de d’un échappement Arrow modifiant complètement la perception. Les décibels virils masquent sont manque d’allonge et, très vite, on joue les maestros dès que possible, en multipliant les double débrayages lors des ralentissements. Dommage pour son frein avant, très mou, et même sournois lors des premiers virages… Pas de problème, si l’on arrive trop vite, l’anglaise accepte de racler du repose-pied sans trop broncher. Dans les courbes rapides, où n’importe quelle moto moderne à cadre en alu passerait dans la plus grande sérénité, je sens la structure en acier de la Triumph ployer sous l’effort. Mais paradoxalement, cela vous file de bonnes doses d’adrénaline. Un style à l’ancienne, certes, mais amusant pour qui apprécie autre chose que la sur-assistance des machines modernes.

Intense

Sur l’autoroute, je laisse la Triumph se poser à 120km/h. Aucune envie d’aller plus vite: je suis trop vulnérable. Mon casque bol veut s’envoler, l’air frais transperce mon jean, mon fin cuir et mes gants perforés. La selle mono, sans rebord, exclut toute position susceptible de soulager les lombaires. Bref, les étapes de liaison sont laborieuses. Le trip partiel indique à peine 60km mais j’ai l’impression d’en avoir roulé déjà 300… Et le salut ne viendra pas de la W800, plus basse, selle en bois et repose-pieds trop en avant. En mordant sur notre chique, nous digérons les quelques dizaines de kilomètres nous séparant encore de la Zélande. Sur place, Thierry, notre photographe, nous accueille plié en deux, face à notre déguisement «rétro»! Impossible de répliquer pour l’instant, les doigts sont endoloris, la face est figée et salies des projections de crasses et d’insectes suicidaires. Nous n’avons roulé qu’un peu plus de 120km… Dire qu’il y a deux ans, j’accomplissais 800km d’un trait vers la Tchéquie, frais comme un gardon à l’arrivée!

À peine arrivés, nous décidons de prendre de l’angle pour nos photos d’action, notion toute relative et nouvelle occasion d’expérimenter les limites de nos mamies. À peine penchée, la W800 entre en contact avec le bitume, ce sont les repose-pieds qui encaissent mais gare, les longs échappements ne sont pas loin! La Triumph ne fait pas beaucoup mieux, seule la Ducati permet de réellement hausser le ton. Toutefois, prudence car la garde au sol du Scrambler italien est sondée par l’échappement et les protège-carters en alu. La Ducati jouit aussi des freins les plus puissants, de suspensions plus rigoureuses, sans oublier un poids moindre. Une vraie sportive parmi les motos vintage? Pas si vite papillon… Sa position de conduite très repliée et son guidon vraiment très haut génèrent une stature très passive… La Duc’ est aussi la plus acrobatique, grâce à une géométrie et un punch propices au wheeling. Avec la Triumph, la seule figure possible semble être le burn-out. Quant à la Kawa, mieux vaudra attendre la session de photos sur la plage pour exécuter quelques drifts improvisés.

Question d’ambiance

Le soir, après une bonne douche requinquante, mojito en apéro et musique sixties en fond, sans oublier des cigarettes roulées, nous laissons l’esprit divaguer face aux motos et tirer un premier bilan. L’ambiance y est, et cela nous plaît. Mais le plaisir réside dans autre chose que les pures joies de la route, les impressions diffèrent diamétralement des minitrips que nous vivons habituellement. «Encore heureux qu’on a laissé tomber le projet Maroc… Ouais, t’imagines ne serait-ce que 1.000 bornes d’autoroute avec ces bécanes? Nan, jamais… Celui qui oserait, c’est qu’il sait pas, et plus jamais il ne recommencera!» Tout vrai roule-toujours, vrai dévoreur de kilomètres, sait que bien d’autres motos offrent, pour le même prix, un véritable confort, une grande polyvalence et des performances dignes des longues distances. Rouler rétro, c’est rouler peu. Ce qui n’est pas nécessairement un défaut.

Le lendemain matin, Mathias arrive au déjeuner un casque intégral sous le bras et combi pluie jaune fluo complète: «La gueule à l’air, c’est beau mais j’en peux plus de bouffer insectes et des cailloux… Et la combi pluie fera coupe-vent, mon petit cuir est trop fin…»
Rik et moi-même décidons de jouer le jeu à fond, nous gardons les casque(tte)s minimalistes et nos blousons cintrés. Rouler rétro comporte des désavantages mais heureusement des atouts. Par exemple dans les zones plus densément peuplées, en mode touriste. Sur sa grosse GS Adventure avec valises et équipement d’aventurier, notre photographe sue sang et eau pour trouver sa voie, souvent coincé comme une bête bagnole dans le trafic congestionné. Pendant ce temps-là, nous coulons comme des anguilles entre les autos, le visage délicieusement caressé par le vent, l’esprit léger. Une machine compacte et sans carénage, c’est le pied pour fendre les embouteillages. Au sortir de l’agglomération, j’occupe le guidon du Scrambler anglais. L’horizon se dégage, plus personne sur les routes – surtout pas de gendarmes -, je décide de m’offrir le grand frisson: barbichette dans le guidon et gaaazzzzz! Deux, trois, quatre, la sangle de mon casque m’étrangle, mes lunettes s’impriment sur mes pommettes, la pression déforme mes joues. Je tente un coup d’œil vers les compteurs: 160 km/h. Quoi, c’est tout?! Une R1 de 2004 va aussi vite… en première. Mais l’émotion est là, c’est le principal, non?

Beach boys

Nous relions Ellemeet à Dombourg, un spot de surf bien connu, où nous avons planifié la séance photo et un feu de camp sur la plage. Mathias remet son habit de hipster et se lance dans le sable avec la W800, en toute confiance, lui le spécialiste de l’Afrique et qui, avec ses jambes d’échassier, n’a aucun mal à récupérer les dérapages excessifs. En plus, la Kawa est chaussée de Metzeler Sahara, nettement plus aptes ici que sur le bitume où la vigilance est de mise lors des freinages. En outre, grâce à ses pots latéraux très bas, la roue arrière ne s’enfonce jamais très profondément… Le centre de gravité bas et la maniabilité permettent même de franchement s’amuser. C’est moins le cas des deux autres, déjà rien que pour le choix de gommes plus routières. La puissance plus nerveuse de la Ducati et le poids haut perché de la Triumph Scrambler constituent des obstacles, contentons-nous de quelques power drifts bien sages. Le vent assez soutenu nous oblige à creuser un foyer pour le bois et siphonner quelques giclés d’essence dans l’un des réservoirs. Quelques secondes plus tard, les flammes jaillissent, ambiance!

Alors, les photos, le style, la belle vie, ça donne envie, non? Mais ne vous laissez pas trop vite enchanter par les clichés vintage dont les constructeurs usent et abusent. Si l’on se met à réfléchir un peu à ce qui existe pour le même prix, le masque tombe. Leur utilisation est limitée, elles sont inconfortables, chères eu égard à leur technologie, voire carrément dépassées. Accordons l’exception à la Ducati qui, grâce à ses composants assez récents et, surtout, à la volonté de ses concepteurs à ne pas l’avoir voulue plus «vieille que vieille», fait plutôt bien évoluer le concept de moto néo-rétro. Les hipsters sportifs la préfèreront aux deux autres dont le caractère plus placide intéressera d’abord des motocyclistes vraiment réfractaires à la performance pure. La W800 plaira aux novices et la Triumph Scrambler séduira par son ergonomie la moins dramatique du trio.

Conclusion

Ne vous leurrez pas: se lever à l’aube et rouler jusqu’à la tombée du jour avec quelques arrêts pour ravitailler et boire, très peu pour elles. Par contre, elles sont les reines de la balade de proximité, de la convivialité entre copains. N’est-ce pas là un atout considérable? Ben oui, il n’y a pas que les roule-toujours infatigables dans le beau monde de la moto, non? À méditer mais en tout cas nous avons quitté la Zélande avec la banane, sans goût de trop peu. Car pour être honnête, au vu du trafic et des routes très rectilignes des Pays-Bas, on ne sait pas si d’autres motos nous auraient amusés davantage. Bien sûr, nous nous sommes pris au jeu: esprit cool et pas de timing trop lourd à respecter. On peut se taquiner un peu, façon Joe Bar Team mais sans rouler à tombeau ouvert. Et puis, n’oublions pas un facteur essentiel: on peut adorer les machines anciennes et avoir deux mains gauches. Dans ce cas, un néo-classic reste le meilleur choix. Sommes-nous vraiment honnêtes? Bien sûr, au point que chacun de nous verrait bien une des ces motos comme seconde moto idéale, pour les déplacements courts ou les balades du weekend. En cela ne peut pas être un mauvais investissement, car en restant à l’abri des modes, leur valeur de revente est intéressant. Et en cas d’interruption de carrière de motard, elles décoreront avec beaucoup de classe un garage, un hall d’entrée, voire carrément un salon. Enfin, rassurez-vous: personne ne vous oblige à en faire des tonnes: barbe, casque jet de luxe, gants en cuir de chevreuil et bottines made in USA, rien de tout cela n’est obligatoire… Bon, elle est où, ma mousse à raser?

Un comparatif signé Renaud Amand/LB publié dans le Moto 80 n°776 de juillet 2015.